• Le risque alcool en entreprise : comment sortir du tabou ?

    « L’alcoolique est celui dont tout le monde parle et à qui personne ne parle jamais de son alcoolisme… »

     

    L’enjeu principal de la gestion du problème alcool en milieu professionnel est de parvenir à dépasser la véritable conspiration du silence dont l’alcool fait l’objet. Cette action au long court s’appuie sur la législation en vigueur, la médecine du travail et prioritairement  sur le développement d’action de prévention qui passe par la mobilisation de tous les acteurs concernés, en prenant appui sur des ressources compétentes, extérieures à l’entreprise.

     

    1)   Le constat

     

    Une question tabou

    Parler d’alcool au travail reste encore tabou. De peur de les aborder ou d’affecter leur image Les entreprises ont longtemps nié l’existence de problèmes liés à l’alcool. Le respect de la vie privée incite vivement les collègues à garder le secret et à dissimuler les erreurs commises par le fautif. Malheureusement, c’est souvent quand il est trop tard, à l’occasion d’une faute grave ou d’un drame, que l’employeur intervient par la sanction.

            

    Consommation d’alcool en milieu professionnel

    En France, boire de l’alcool avec ses collègues ou ses clients est une habitude profondément ancrée, voire normalisée. Dans certains milieux professionnels, s’alcooliser peut faire partie intégrante de la culture d’entreprise. L’alcool détend l’atmosphère, « trinquer participe à la bonne ambiance de l’entreprise » et surtout pour les hommes, l’abstinence d’alcool y est parfois une marque d’exclusion. Les « pots » célébrant une promotion, un départ, la signature d’un contrat ou encore les « pots officieux » et repas d’affaires favorisent l’usage de l’alcool, voire le légitime au sein de l’espace de vie professionnelle. Globalement, près d’un salarié sur quatre consommerait régulièrement de l’alcool au travail. Certains milieux professionnels favorisent et même légitiment la consommation d’alcool. Parmi les professions les plus sensibles, dans les secteurs du bâtiment, de l’agriculture ou de la manutention…là où l’alcool fournit une réponse aux conditions de travail physiquement pénibles. Mais aussi parmi les professions en rapport avec le public : artisans, représentants, agents de police, journalistes, médecins, artistes...où l’alcool peut jouer à plein son rôle désinhibiteur. Selon les conditions de travail et les individus, l’alcool au travail peut être utilisé comme anti-stress, stimulant, anxiolytique ou briseur d’ennui.

     

    Les effets des troubles de l’alcoolisation sur le travail : un coût élevé

    De faibles prises d’alcool, n’excédant pas deux verres, peuvent entraîner des modifications sensibles des capacités de travail : baisse de la vigilance, modification du champs visuel, temps de réaction plus long, modification de la prise de risque par les effets désinhibiteurs du produit. En milieu professionnel, l’alcoolisation constitue un multiplicateur certain du nombre d’accidents et d’incidents : problèmes de sécurité, accidents de travail et de trajets, absentéisme, retards répétés, prise de décision hasardeuses et inconsidérées, maladies liées à l’alcoolisation chronique etc.

    Selon Alain Rigaut, président de l’ANPA, « les enquêtes menées par les médecins du travail indiquent que 8 à 10 % des salariés sont concernés par une consommation problématique d’alcool. L’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) estime par ailleurs que l’alcool serait à l’origine de 15 à 20 % des accidents du travail, de l’absentéisme et des conflits du travail [1]».

    De façon plus large, le risque alcool en entreprise peut nuire à la qualité de vie au travail par la dégradation des relations entre salariés liés à l’agressivité, l’intolérance et les dysfonctionnements stimulés par l’alcoolisation.

     

    La place particulière et paradoxale de l’alcoolo-dépendant en entreprise

    En entreprise, l’alcoolo-dépendant joue pour ses collègues proches un rôle majeur. Il rappelle à chacun d’eux l’un ou l’autre membre de son entourage privé également malade alcoolo-dépendant (un frère, un oncle, un mari…). Inconsciemment, sur le lieu de travail, chacun va se mettre à jouer avec lui le rôle qu’il a déjà tenu à la maison : l’inquiet, le menaçant, l’exaspéré, le compatissant, le sauveur…La tendance fortement partagée à jouer au sauveur face à la victime de l’alcoolisme ne dure qu’un temps plus ou moins long. Au fur et à mesure que l’alcoolo-dépendant plonge dans sa maladie, son incompétence professionnelle se développe et avec celle-ci les retards et absences inexpliqués ou encore les fautes professionnelles et les  tensions et incompréhensions montent inéluctablement. Peu à peu, la solidarité première qui s’était d’emblée organisée pour couvrir le collègue en souffrance aux yeux de la direction ou de la médecine du travail est remise en cause. La bienveillance à l’égard de l’alcoolo-dépendant est fort rarement payée en retour, pire généralement, il en profite jusqu’au moment où les limites de la tolérance ou le risque de mise en danger sont atteints. Ceci engendre alors le plus souvent la mise au banc du malade qui se prolonge par un licenciement ou une mise à la retraite anticipée pour motifs divers. Pour éviter ce schéma un peu caricatural qui, de surcroît, évite à l’entreprise concernée de s’interroger sur la place de l’alcool en son sein, il est possible d’alerter précocement la médecine du travail et de développer des actions de prévention sur la gestion du risque alcool en entreprise.

     

     

    2 ) Des moyens pour agir

     

    L’enjeu principal de la gestion du problème alcool en milieu professionnel est de parvenir à dépasser la véritable conspiration du silence dont l’alcool fait l’objet. Cette action au long court s’appuie sur la législation en vigueur, la médecine du travail et prioritairement  sur le développement d’action de prévention qui passe par la mobilisation de tous les acteurs concernés, en prenant appui sur des ressources compétentes, extérieures à l’entreprise.

     

    Le code du travail (voir encadré 1 ci-dessous)

    Les textes du Code du travail relatifs à l'alcoolisation sur les lieux du travail poursuivent trois objectifs :

    -Limiter l'introduction de boissons alcooliques dans l'entreprise.

    -Interdire la présence de personne en état d'ébriété.

    -Proposer des boissons sans alcool.

     

    Cette législation ancienne et peu adaptée n’est en fait pas ou fort peu appliquée, alors que les règlements intérieurs des entreprises, là où ils existent ne comportent que  rarement la prévention du risque alcool.

     

    Encadré 1 : Le code du travail et l’alcool

    -L'introduction de boissons alcooliques dans l'entreprise

     

    Exception faite du vin, la bière, le cidre, il est interdit à toutes personnes d'introduire ou de distribuer, de laisser introduire ou de laisser distribuer sur les lieux du travail des boissons alcooliques (art. L 132.2). Le règlement intérieur peut limiter ou interdire toute consommation d'alcool (circulaire du 13 janvier 1969). La délivrance de boissons alcoolisées au moyen de distributeurs automatiques est interdite ( art. L 3322.8).Les contrats de travail ou les conventions collectives ne peuvent comporter de dispositions prévoyant l'attribution de boissons alcooliques au titre d'avantage en nature (art. L 232.3).

     

    -Personnes en état d'ébriété -Contrôles par alcootest

     

    Il est interdit de faire entrer ou séjourner dans l'entreprise des personnes en état d'ivresse (art. L 232.2). " Le recours à l'alcootest peut être prévu (dans le règlement intérieur) lorsqu'il s'agit de vérifier le taux d'alcoolémie d'un salarié qui manipule des produits dangereux ou est occupé à une machine dangereuse ou conduit des véhicules automobiles et notamment transporte des personnes ", c'est à dire dès qu'il existe un danger pour le salarié lui-même ou pour les tiers (circulaire du 15 mars 1983 - BO TRAV n° 83/16). Cette position a reçu l'aval du Conseil d'Etat à propos d'une disposition du règlement intérieur ainsi rédigée : " les salariés qui manipulent des produits dangereux ou sont occupés à une machine dangereuse ou conduisent des engins ou véhicules automobiles et notamment transportent des personnes, peuvent être soumis à l'épreuve d'alcootest dans le cas ou les intéressés ou leur environnement. Le contrôle sera effectué par un ou des agents habilités désignés par la direction de l'établissement ".

     

    Le conseil d'Etat a considéré que l'employeur n'était pas tenu de désigner nommément la ou les personnes habilitées à faire le contrôle et qu'il n'était pas nécessaire de prévoir la possibilité de recourir à une contre-expertise, la soumission à l'épreuve de l'alcootest étant destinée à prévenir ou faire cesser immédiatement une situation dangereuse et non à infliger une sanction (CE. 9.10.87, RNUR Ets Jean de La Ruelle - CE.1.7.88, RBUR Ets d'Hyères).

     

    -Proposer des boissons sans alcool

     

    Les employeurs doivent mettre à la disposition des travailleurs de l'eau potable et fraîche pour la boisson (art. R 232.3). Dans le cas où des conditions particulières de travail entraîneraient les travailleurs à se désaltérer fréquemment, l'employeur est tenu, en outre, de mettre gratuitement à leur disposition au moins une boisson non alcoolisée. La liste des postes concernés est établie par l'employeur après avis du médecin du travail et CHSCT (art. 232.3.1)

     

     

     

    Le rôle de la médecine du travail

    Créés par la loi de 1946 dans un but de sélection et de contrôle par le biais des jugements d’aptitude, les missions des services de médecine au travail sont en pleine évolution sous l’influence des directives européennes et de la jurisprudence. Désormais médecins en santé au travail, ils ont la triple mission d’étudier l’aptitude d’un salarié à un poste de travail, d’assurer la prise en charge de la santé individuelle du salarié mais aussi l’obligation de la préservation collective de la santé dans l’entreprise, en relation étroite avec les enjeux de santé publique. C’est dans ce cadre qu’ils participent activement à l’analyse des conditions de travail dans l’entreprise et à proposer éventuellement des actions de prévention concernant l’alcool ou les addictions en milieu professionnel. Au plan individuel, c’est au médecin en santé au travail que la direction doit s’adresser pour accompagner un salarié souffrant de troubles d’alcoolisation sur le lieu de travail. Afin de développer une meilleure prévention individualisée auprès des salariés de l’entreprise, les médecins du travail sont aujourd’hui encouragés, au même titre que les médecins généralistes, à développer la pratique du RPIB (Repérage précoce et intervention brève).

     

     

    Organiser des actions de prévention en entreprise

    Pourtant depuis 2002, les problèmes liés à l’alcool et plus globalement aux addictions en entreprise relèvent pleinement de la responsabilité des chefs d’entreprise. L’employeur a l’obligation légale de protéger ses salariés des risques professionnels et des éventuelles addictions, sa responsabilité pénale et civile ont été renforcées et les sanctions aggravées. En matière de santé au travail, la question de la consommation d’alcool vient au troisième rang des préoccupation des Directeurs des Ressources Humaines et chefs d’entreprise après celle des accidents du travail et des risques professionnels mais ils se sentent très démunis pour y faire face. Dans le domaine professionnel, le médecin du travail et les représentants du personnels sont les partenaires essentiels pour mener des actions de prévention et contribuer à traiter les problèmes de l’alcool dans l’entreprise. Le but d’une action de prévention n’est pas de régler le problème de l’alcool dont les causes sont multiples, mais d’amener à une prise de conscience par rapport à la prise d’alcool et de contribuer à changer le regard et les attitudes collectives au sein de l’entreprise à l’égard de l’alcool.

    Informer correctement les membres de son entreprise sur les risques de l’alcool et les troubles d’alcoolisation ou aider quelqu’un à se libérer de l’alcool ne s’improvise pas, pour mener à bien la gestion du risque alcool, les entreprises ont besoin de recourir à des organisations spécialisées dans ce domaine (voir ci-dessous).

    La gestion du risque alcool et des autres addictions concerne l’ensemble des acteurs présents dans l’entreprise et s’inscrit dans la durée. Elle part de la prise de conscience partagée par la direction que la santé de l’entreprise passe par la santé des ses collaborateurs,  elle doit s’appuyer sur une politique claire, négociée, affirmée et soutenue par la direction qui s’inscrit dans l’instauration d’une nouvelle culture de l’entreprise orientée vers le « management de la santé ». Elle repose sur l’action combinée de trois registres :

    -Le registre de la loi et de son application qui est du ressort de la hiérarchie.

    -Le registre de l’aide et de l’accompagnement qui est de la responsabilité du service médico-social (médecin du travail Comité Hygiène et Sécurité et des Conditions de Travail)

    -Le registre de la prévention, de la recherche et de l’action qui est à conduire par la création au sein de l’entreprise d’un « groupe alcool » précisément mandaté et formé  par des représentants de chacun des secteurs suivants : direction, service du personnel, service social, médecin préventive, CHSCT, syndicats et si possible d’un ancien malade de l’alcool.

    Ces actions doivent s’inscrire dans le long terme pour agir avec un peu d’efficacité, de nombreuses expériences de médiatisation intensives aident à modifier les mentalités comme l’organisation de journées sans alcool, d’actions dans les restaurants d’entreprise, de pots sans alcool ou d’élaboration de « charte alcool ».

    L’expérience a montré que la réussite d’actions de prévention dépend non seulement de la détermination de l’employeur à entreprendre une action globale et à long terme, mais aussi et pour une large part de la collaboration entre les différents partenaires de la prévention, afin d’intégrer durablement la gestion du risque alcool dans la culture propre à l’entreprise.  La collaboration entre les spécialistes de la prévention, dont l’ANPA en France avec ses antennes départementales et ses professionnels expérimentés, avec les dirigeants d’entreprise, les services médicaux sociaux, les organisations syndicales, les instances légales comme le CHSCT, le Comité d’Entreprise et la Direction du Personnel reste indispensable pour agir efficacement. L’un des principaux enjeux de cette activité de prévention est de favoriser un changement dans les mentalités et les attitudes de l’environnement socio-professionnel face à la question de l’alcool. C’est sur cette cohérence que s’appuie l’éthique même de la prévention.

    La transformation des mentalités au sein de l’entreprise à l’égard de l’alcool est le défi à relever pour redonner à la personne concernée par des troubles d’alcoolisation son autonomie et sa dignité, pour revaloriser le rôle social des « Ressources humaines » de l’entreprise et voir s’éteindre la conspiration du silence.

    Encadré 2 : Problèmes posés à l’entreprise mettant en place un plan de prévention [2]

     

    -Que faire face à un malade alcoolique ? comment lui parler ?

    -Comment aborder le problème du retour d’un arrêt maladie ?

    -Que faire face à une personne en état d’ébriété au travail ?

    -Repérer, gérer les phénomènes d’alcoolisation en entreprise

    -Comment sensibiliser, informer ?

    Constituer un réseau d’aide et de relais par des professionnels

     



    [1]  « Les conduites addictives, un sujet tabou en entreprise », Le Monde 9 mai 2006  

     

    [2] Dr Michelle Aubertin Actes du colloque l’alcool et le travail Arcachon 12 mai 2000 p. 40, INPES Alcool et travail, 2001


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